Oiseau de nuit spectral
SPECIO est un projet éponyme d’un duo de studio bien connu dans les milieux indépendants ou undergrounds, masculin/féminin (Nicolas/Sasha), au passé rock voire noise (Prohibition pour Laureau/Héliogabale pour Andrès), désormais tourné vers un autre (outre ?) jazz qui les emmènent ici vers un ailleurs fécond, qu’ils avaient déjà effleuré par leurs derniers projets respectifs (Don Nino, NLF3 / A Shape).
C’est Sasha Andrès qui chante ou parle de ses différentes voix sur les mondes sonores de Nicolas Laureau.
L’album, riche, est une suite de longues expériences étranges et rêveuses qui forment des pistes ouvertes qui ont l’intelligence de renvoyer les auditeurs à un imaginaire fertile relevant d’univers parallèles ou secrets.
On distingue deux sortes de temporalités sur l’album : des morceaux efficaces et des titres plus filandreux, les deux ayant pour point commun un onirisme concret prononcé et l’angle rare de la surprise
Procédons à la description titre par titre :
- Ex-Agir est un hommage à Henri Michaux par une douce voix androgyne, pleine, accompagnée à la guitare et par des mondes électroniques. Une fraternité avec l’intellect parfait gnostique psalmodié par le poète beat William Burroughs.
- Flux est un narrat scientifique tout en scintillement musical plus électroluisant. Une sorte de notice d’énumération de modes d’emploi pour un Autrement maîtrisé. Comme cet « Affute ton cœur pour qu’il puisse survivre aux tempêtes, aux douleurs ».
- Light Codes est une cascade de sons cristallins détendus, une narration multilingue d’une voix blanche qui fait penser à Moor Mother sur « Jazz Codes » (L’album où la poétesse convie ses amis invités à investir avec elle le champs libre des pistes vocales, Anti mai 2023 ).
- Va Jouer ! Des craillements d’oiseaux pour une voix haute perchée, avec une adresse imaginaire pour secouer l’auditeur de sa torpeur, en appeler à son gosse intérieur et partir jouer.
- Birds Nest affiche une ouverture résolument The End des Doors, dans le timbral résonnant, c’est une piste ou là voix de Sasha est bien plus flottante, et se fait donc énigmatique dans une couleur orientale composée d’harmonium et de maracas secouées.
- Ouvrir est la poésie musicale la plus « Persona » de l’album, un petit théâtre suspendu irrévérencieux à ne pas mettre entre les oreilles de certains jeunes gamins en raison de sa provocation langagière. « Ouvre… Laisse couler… et n’attends rien… ».
- Vertical Janus on entend deux harmonies vocales dédoublées avec des cascades de cordes qui me font songer au piano droit strict, où nous égrenions nos doigts entre cousins dans cette immense maison en Bourgogne. Il y a là une tonalité étrange, suspendue.
- Teenage enfin sonne comme le réveil de cette songerie mais garde une couleur shoegaze, du Cocteau Twins mâtiné d’une jeunesse sonique douce.«
- Râga, en bonus track, est le climax lent de l’album, une odyssée velvetienne progressive de treize minutes qui prend le temps de se déployer comme la traversée du miroir Lewis Carrollienne et occupe presque la moitié d’une face plutôt engourdie et qui me laisse sans voix…
La première fois que le duo a étrenné ses chansons sur la scène cosy de la Butinerie de Pantin c’était comme si une chenille sortait de sa chrysalide pour muer en papillon multicolore encore un peu à l’étroit pour battre des ailes. Sur ce disque éponyme l’envol de Specio est patent et épatant…
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Sasha Andrès est également une comédienne réputée pour son rôle dans « Elle est des nôtres » de Sigried Alnoy (2002) et elle va être à l’affiche avec de nombreux comédiens et comédiennes de la pièce « Woke » mené par Virginie Despentes pour le Théâtre du Nord, qui sera présentée en mars 2024.
Nicolas Laureau a récemment fait un pas de côté avec un projet collectif et l’album Scaring The Mice For Revenge présenté à la Marbrerie de Montreuil et il semble s’épanouir dans les projets en duo comme « Covers in Inferno » avec Françoiz Breut présenté au Consulat de Voltaire et à Petit Bain ou l’avenir RAD avec Brisa Roché.
Stan Degré
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